Concoursn

Portrait d’un modèle : Abdou Salam Fall, le fondateur de seneweb

abdou-salam-fa-seneweb

Le bureau du boss est un sacré bazar. Situé au premier étage d’une villa de Sicap Karack, la pièce n’a rien d’un refuge de déco addict. Divers objets jetés sur les canapés couleur crème. Ici un livre négligemment posé, là une télécommande et des stylos qui trainent. Sur la table de travail, une pile de documents et deux ordi (fixe et portable). Des cartons vides de jus de fruits, quelques noyaux asséchés de dattes et, soupçon de coquetterie, une bouteille d’eau de parfum Calvin Klein…

On se croirait dans la chambre d’un ado fâché avec l’ordre et la discipline ou dans le repaire d’un geek en rupture de ban. Et pourtant on est bien dans l’antre d’Abdou Salam Fall, le fondateur du portail d’information SeneWeb. « Désolé pour le désordre. Vous savez, je suis un peu tête en l’air », se justifie-t-il, visiblement gêné.

Ses employés l’appellent Salam. Il reçoit en bas de jogging cendre, polo noir et pieds nus. S’exprime en mixant wolof-français-anglais. Et, souvent, en moulinant l’air avec ses bras. Surtout connu pour sa discrétion, il mène sa vie en ermite. Loin des mondanités et des médias. Rares sont les Sénégalais qui le connaissent. Et beaucoup parmi ceux qui ont entendu parler de lui n’arrivent pas à mettre un visage sur son nom. « J’ai toujours préféré me mettre en retrait au profit du site. Il vaut mieux que les gens parlent de SeneWeb plutôt que de moi », s’excuse-t-il presque en se calant dans son fauteuil ergonomique.

Son oncle Ibrahima Samb a une autre explication de cette discrétion : « Salam est naturellement modeste. Il lui arrive par exemple de payer les études d’un membre de la famille sans qu’on le sache à moins que l’intéressé ne le révèle lui-même à la fin de son cursus. Et les gens sont souvent surpris lorsqu’ils découvrent qu’il fait partie des patrons de presse qui comptent au Sénégal. Il est tellement simple. »

Et ça marche. SeneWeb est le portail sénégalais le plus cliqué. Il enregistre, selon une estimation de son patron, près d’un demi million de visites par jour. Il est le numéro un de sa catégorie, damant le pion en terme d’affluence, voire d’influence, à tous les médias traditionnels.

Mais malgré cette position dominante, Salam vise davantage de parts de marché. Histoire de maintenir à bonne distance la concurrence. Laquelle est de plus en plus rude depuis que les sites d’infos sénégalais ont essaimé sur la toile. La recette pour monter plus haut ? « Nous devons nous réinventer, être plus créatifs», indique le jeune patron de presse (38 ans le 3 décembre dernier). Nous avons mis en place notre propre rédaction ; nous produisons maintenant une bonne partie de nos contenus et travaillons également sur quelques innovations. »

Il allume son ordi pour dévoiler, non sans fierté, la prochaine version du portail : « une plateforme plus vivante, plus dépouillée ». Qui adopte le principe de la grande Une avec un gros titre. De nouvelles rubriques et davantage d’interactivité. Quant à l’Adn de site, le forum de discussions, un temps voué à la poubelle, il reste. « Merci de ne pas prendre de photo, nous demande-t-il gentiment en levant ses yeux de son ordi. Nous voulons réserver la primeur à nos visiteurs le jour du lancement de la nouvelle version du site. »

Initialement prévu début de janvier, ce lancement a été repoussé à la fin du mois. À cause des hackers d’Anonymous- SeneWeb a été touché pendant quelques heures par la vague de piratage dont 20 000 sites ont été victimes dans le monde-, mais surtout grâce au rédacteur en chef du portail, Daouda Mine. « Lorsqu’il a fini de travailler sur la nouvelle version, informe Mine, Salam nous a soumis le projet. Nous lui avons fait des suggestions, notamment au plan du contenu éditorial, et il en a tenu compte. D’où le report. »

Salarié à SeneWeb

Pour réussir cette transition, le patron de SeneWeb n’a pas lésiné sur les moyens. Il a arraché àL’Observateur son rédacteur en chef- Daouda Mine donc-, puisé quelques éléments au Populaire et convaincu, notamment, le talentueux photographe de SenePlus, Boubacar Badji, de faire le grand écart entre les deux portails.

Sur le terrain du foot, on aurait dit qu’il a affolé le Mercato. Et que, pour réussir son coup, il a fait chauffer le chéquier, toutes proportions gardées, à la manière des Qatariens qui rudoient le fair-play financier sur le marché européen des transferts de footballeurs. Proposant des salaires qu’il qualifie de « juste décents », un cadre de travail « où il fait bon vivre », du « matériel de qualité » et quelques petits bonus comme offrir chaque jour à ses employés petit déjeuner et déjeuner.

« Franchement je ne sais pas exactement combien tout cela coûte, mais je sais que c’est un investissement utile, indique-t-il sans se mouiller sur le montant de la facture. L’important pour moi est que les gens soient dans de bonnes conditions pour travailler. » Daouda Mine acquiesce : « Il a respecté tous ses engagements vis-à-vis de moi et de la rédaction. Il a mis à disposition les moyens de travail et m’a donné carte blanche pour procéder à un recrutement conséquent. »

Mais si Salam dut casser sa tirelire pour lifter son portail, il lui a fallu aussi s’investir personnellement. À fond. Depuis janvier 2013, il a tout plaqué pour SeneWeb. Tenant les manettes à plein temps moyennant, « pour la première fois depuis la création du site », un salaire mensuel qu’il ne révèlera pas. « Je préfère garder ça pour moi », murmure-t-il. Cachotier.

Il concède néanmoins un indice : « Je me suis toujours dit que le jour où le site me permettra de gagner autant d’argent que je pourrais en gagner ailleurs, je laisserai tout tomber pour m’en occuper en full time. » Sourire malicieux. En déduire  que, logiquement, il ne touche pas des miettes à SeneWeb, puisqu’il y a plus d’une dizaine d’années, Salam a émargé à 45 000 dollars annuels (plus de 22 millions de francs Cfa, soit près de 2 millions par mois) pour un contrat avec le gouvernement américain.

Le fondateur de SeneWeb s’échine à mériter sa paie. Il passe des heures dans son bureau qu’il rejoint souvent dès 9 heures du matin. Coordonne les activités de ses équipes, se consacre à la programmation (sa prédilection) et travaille sur de nouveaux projets. Et « quand le boulot l’exige », il passe la nuit dans ses locaux où il s’est aménagé « une petite chambre ». Pour quelqu’un qui a « sacrifié » sa jeunesse pour « les études et le travail », ce n’est pas la mer à boire que de bûcher autant.

Sénégal-Côte d’Ivoire-Usa

Jeune garçon énergique et insouciant, Salam a grandi à Rufisque entre la maison de son oncle maternel et celle de son arrière grand-père maternel. Il fréquente l’école du coin, mais ses résultats scolaires sont catastrophiques. Son papa, Maodo Madior Fall, marchant ambulant de son État, n’a pas le temps de l’aider à faire ses devoirs. Sa maman, Fatoumata Samb, « une dame de fer », non plus. À l’époque, elle tenait un salon de coiffure en Côte d’Ivoire. Au cours de vacances au Sénégal, elle se rend compte que son fils n’est pas sur la bonne pente. Elle décide de l’emmener avec elle à Abidjan. Le résultat est immédiat, l’enfant brille à l’école. Termine son cycle primaire avec brio avant de revenir au Sénégal où il décroche son Bfem.

Ensuite, maman fait cap vers les États-Unis. Rebelote. Salam fait ses valises et la rejoint. On est en 1995. Après des cours d’anglais, il passe en prépa avant d’être reçu en collège. Son avenir semble tracé. Mais au moment des inscriptions, problème. Contrairement à ce que croyaient les responsables de l’administration de l’établissement, Salam n’a pas le Bac. Avec le Bfem, il n’est pas éligible. Dans un pays « talentophage », il aurait été sûrement ajourné direct. Mais aux États-Unis, chacun a droit à au moins une deuxième chance.

Le directeur du collège lui tend une perche : il a le droit de passer un test pour décrocher une équivalence. En cas de succès, il poursuit son rêve américain. En cas d’échec, l’école lui rembourse les frais déjà engagés, mais il devra en revanche perdre son visa étudiant et rentrer au bled. Une catastrophe. Le jeune homme jette toutes ses forces dans la bataille. Il bosse dur, passe des nuits blanches. Il décroche le sésame. « Vous vous rendez compte ? Mon avenir, toute ma vie, tenait à ce test ; je ne pouvais pas le manquer », s’enflamme-t-il aujourd’hui en arborant un grand sourire jubilatoire sous ses yeux bridés pétillants de malice.

Arrive l’heure du choix de l’orientation post-bac. Comptabilité, Gestion des entreprises ou Informatique ? La palette n’est pas large. « J’ai dit ‘Informatique’, sachant que c’est un choix par défaut, confie-t-il en fouillant dans ses souvenirs. Je ne savais vraiment pas sur quoi je me lançais ; l’essentiel pour moi était de choisir une filière où il n’y avait pas de gros bouquins à lire. »

Erreur ! Pour la filière « Réseau », sa spécialité, il n’y avait que de gros bouquins au menu. Il se lève et tire de sa bibliothèque un volumineux manuel d’Informatique. « Voilà le genre de livre qu’on avait au programme, je n’en revenais pas », glisse-t-il, l’air amusé.

Malgré tout, le jeune homme prend très vite goût à la matière. Découvre ses secrets, ses subtilités et ses possibilités. Une passion est née. Un génie de l’informatique, dans la foulée. Il croise le chemin d’un Indonésien qui lui confie qu’à partir de sa chambre, il peut concevoir son propre site Web. Ensuite, il découvre Abidjan.Net, portail d’information ivoirien très réputé. Une révélation. Il tombe sous le charme et se dit : « Je veux avoir un site comme ça. » Son rêve se réalise en 1999. SeneWeb voit le jour.

Lancé il y a seize ans aux États-Unis, le premier portail sénégalais était à l’origine un simple forum de discussions. « Exclusivement dédié aux Sénégalais de la diaspora, qui n’avaient pas de plateforme d’échanges sur les nouvelles du pays », précise son fondateur. Le contexte était favorable. C’était quelques mois avant la première alternance démocratique. Le Sénégal s’ébrouait. Le front politico-social était volcanique. Le pouvoir PS s’avançait inéluctablement vers le crépuscule, une nouvelle ère s’annonçait. Au milieu de cette déferlante démocratique, la liberté d’expression était devenue un navire insubmersible. Les médias privés tenaient le gouvernail. Et SeneWeb était au premier rang de l’aventure.

En se remémorant cette époque, Salam, qui n’avait pas encore 25 ans, cache mal sa fierté : « Le forum explosait. Les discussions étaient vives, les points de vue s’affrontaient sans restriction. »

Le meilleur était devant. La plateforme de discussions passe portail d’information. L’essentiel des contenus des journaux et autres supports du paysage médiatique sénégalais y est repris. En un laps de temps très court, elle devint incontournable. Mais si SeneWeb tient une bonne part de sa notoriété de sa légitimité des « premiers venus », il surfa surtout sur la vague de l’histoire. « Certains événements ont été du pain béni pour nous, avoue son fondateur. D’abord, il y a eu l’alternance de 2000, qui nous a propulsés. Ensuite, successivement les exploits des Lions du foot au Mondial 2002, les déboires d’Idrissa Seck avec l’affaire des Chantiers de Thiès, les Locales de 2009, les manifestations du 23-Juin et, plus récemment, la chute de Wade en 2012. »

Plus d’un demi milliard

Avec un tel succès, SeneWeb attire les convoitises. Un jour, le téléphone de son boss retentit. À l’autre bout du fil, un homme qui, sous couvert d’anonymat, se présente en émissaire du Palais sous l’ancien Président Abdoulaye Wade. Il met 600 millions sur la table pour le rachat du portail. « Je décline l’offre, confie Salam. Il revient plusieurs fois à la charge, sans succès. Plus tard, j’appris que l’offre était fixée à un milliard de francs Cfa par Wade ou Karim. De toute façon, même pour des centaines de milliards, je n’aurais pas vendu. Je n’ai jamais eu l’intention de vendre le site. J’ai accepté de discuter à l’époque juste pour avoir une idée de la valeur du portail. »

Les représailles tombent. SeneWeb est soumis à un redressement fiscal. Sans effet. « Nos comptes étaient en règle, clame Salam. Ensuite, ils nous ont reproché d’avoir changé d’adresse sans le déclarer. Aussi, lorsque nous avons diffusé des photos d’une marche de l’opposition, la Dic est venue saisir nos machines croyant pouvoir bloquer le site. » Peine perdue. Le portail poursuit son bonhomme de chemin, fidèle à sa ligne : « l’information au service des populations ».

Aujourd’hui, c’est le calme après la tempête des années Wade. Mais Salam reçoit toujours des coups de fil de décideurs politiques, religieux ou économiques soit pour se plaindre du ton d’un article soit pour solliciter tout autre traitement de faveur. « Je demande presque systématiquement à mes interlocuteurs de s’adresser aux responsables de la rédaction parce que c’est eux qui décident. Mais si quelqu’un, quelle que soit sa position et sa condition, me dit qu’une information parue sur le site risque de ternir son image, je peux demander qu’on l’enlève. Sans aucune contrepartie et si ce n’est pas un détournement de l’argent public ou un crime ou délit avérés. »

Cette position d’influence ne fait pas rêver Salam. Il assure ne courir « ni pour l’argent ni pour le pouvoir, mais juste pour satisfaire une passion née par hasard ». Revendique une « indépendance » qu’il n’entend « brader pour rien au monde ». Et rejette toute idée « d’ouverture de capital à des investisseurs ou de recourir à des parrainages » pour renflouer ses caisses. « SeneWeb ne roule que sur fonds propres grâce à la publicité et à ce que nous verse Google. Contrairement à ce que beaucoup pensent, nous connaissons parfois des difficultés financières. Mais, ce n’est pas pour autant que je vais solliciter des financements extérieurs. Tant que nos recettes pourront supporter nos dépenses, je suis l’homme le plus heureux. »

Les chosent semblent aller pour le mieux, même si Salam refuse d’évoquer ses finances. À preuve, il ne regrette pas d’avoir quitté les États-Unis, avec sa famille, et toutes les opportunités de ramasser une fortune, pour venir s’installer au Sénégal. Ses enfants (2 filles et un garçon) vont dans une école bilingue dakaroise et sa femme, une coiffeuse comme sa maman, est en train de monter ses propres affaires. Il veille sur eux comme il veille sur SeneWeb. En bon père de famille.

Sa mère, restée à Washington où elle gère son propre salon de coiffure, peut être fière de son enfant. Son papa, décédé en 2005, tout autant. Les patrons de la presse papier sénégalaise, dont il prédit la disparition imminente, tiennent peut-être un modèle. Voire une muse.

ifall@seneplus.com

Laisser un Commentaire

En savoir plus sur Concoursn.com

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading